Rien à faire: le Québec et ses médias ne veulent pas comprendre la révision de la carte électorale

Dans La Presse d’aujourd’hui, un journaliste écrit que « [c]’est un tabou dont on a peu parlé cette semaine, mais en fixant à 125 le nombre de circonscriptions, la loi mène à un affrontement entre la métropole et les régions ».

Or, Comme Leonid Sirota et moi l’avons pourtant expliqué dans les pages de ce même journal, l' »affrontement entre la métropole et les régions » vient du principe d’effectivité d’abord, auquel l’article 14 de la Loi électorale (LE) donne à tort préséance sur celui d’égalité de force électorale de manière à rendre intangible la sur-représentation des électeurs ruraux, puis de la plus forte croissance de la banlieue par rapport la ville, et ce, en sachant que c’est le nombre d’électeurs qui est ici pris en compte par la Commission de la représentation électorale (CRE). Si la loi était modifiée seulement de manière à permettre à la CRE d’ajouter des sièges, cela ne changerait rien, ni au principe de la sur-représentation des zones rurales, ni donc à l' »affrontement entre la métropole et les régions », ni au fait que le nombre d’électeurs croit plus vite dans sa banlieue que sur l’Île de Montréal.

On pourrait objecter qu’ailleurs au Canada la révision tient compte de la croissance démographique globale, mais selon moi ce n’est pas la bonne solution. L’égalité de force électorale s’applique au vote. Et de recourir au « mythe de la représentation » n’est pas la solution au fait qu’un nombre important de personnes ne peuvent pas voter parce qu’elles n’ont pas le statut de citoyen canadien. En tant que droit constitutionnel garanti par l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés, le droit de vote (et d’éligibilité) aux élections législatives est certes réservé aux seuls citoyens canadiens. Rien n’empêche pour autant le législateur de l’étendre aux résidents permanents, par exemple. Afin de prévenir la confusion et les fausses solutions, l’extension du droit de vote aux non-citoyens doit demeurer une question distincte. En plus d’être possible, une telle extension du droit de vote n’est en rien déconseillée par les standards mondiaux du droit électoral. Au contraire, comme l’explique la Commission de Venise, « [l]a plupart des législations prévoient la condition de nationalité. Toutefois, [en Europe du moins,] une certaine évolution se dessine en direction de l’octroi des droits politiques sur le plan local aux étrangers établis, conformément à la Convention du Conseil de l’Europe sur la participation des étrangers à la vie publique au niveau local« .

D’ajouter des sièges à l’Assemblée nationale n’est donc pas en soi la solution à l’inégalité de force électorale ni une manière tenable de répondre à la nécessité de réviser régulièrement la carte électorale. D’ailleurs, l’expression anglaise de redistricting est suggestive à cet égard. Aux termes de l’article 19 de la LE, la CRE « procède à une nouvelle délimitation des circonscriptions après la deuxième élection générale qui suit la dernière délimitation ». Il ne serait ni raisonnable ni même utile de simplement ajouter des sièges à toutes les deux élections générales. La révision de la carte électorale passe d’abord par un redécoupage. Du reste, l’ajout d’une nouvelle circonscription implique la modification des limites d’au moins un autre. En cas de croissance démographique importante à l’échelle de la province, le législateur québécois pourra envisager d’ajouter des sièges à l’Assemblée nationale. Il est légitime qu’il se réserve le pouvoir de faire cette détermination pour, dans l’intervalle, demander à la CRE de pourvoir à la révision d’une carte électorale se composant de circonscriptions « dont le nombre ne doit pas être inférieur à 122 ni supérieur à 125 », ainsi que le prévoit (plus précisément que ce qu’on peut en lire aujourd’hui dans La Presse) le second alinéa de l’article 14 de la LE.

Je profite de l’occasion pour indiquer que l’ajout de sièges serait autrement utile à la représentation de « minorités » telles que les peuples autochtones. Les occupants de tels sièges pourraient par exemple être élus au sein de circonscriptions dites « personnelles », sans répercussions directes sur le redécoupage des circonscriptions territoriales qui composent la « carte » électorale comme telle. Il s’agit encore ici d’une pratique qui est admise par les standards mondiaux.

La manière de prévenir un fiasco tel que celui qui nous occupe avec l’actuelle révision de la carte électorale québécoise est plutôt de (1) (comme Léonid Sirota et moi l’avons suggéré dans le texte que nous avons fait paraître dans La Presse) modifier l’article 14 de la LE afin de donner préséance à l’égalité de force sur l' »effectivité », (2) préciser (à défaut de la part de la CRE de s’en être fait une idée claire qu’elle est capable d’assumer) les facteurs constitutifs d’une circonscription ou d’un ensemble de circonscriptions en tant que « communauté naturelle » et (3) mieux former les commissaires à l’obligation qui leur incombe de préserver l’autorité de l’institution pour laquelle ils agissent en assumant leurs décisions et en ne succombant pas à la pression partisane, médiatique ou « populaire ».

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Enfin, dans son article d’aujourd’hui, le journaliste de La Presse écrit aussi que, « selon la jurisprudence, le nombre d’électeurs dans une circonscription ne peut s’éloigner de plus de 25 % de la moyenne provinciale ». C’est faux.

Dans le Renvoi sur les circonscriptions électorales provinciales, le juge Cory a écrit ce qui suit: « Par exemple, la carte de 1981 prouve qu’il est possible en Saskatchewan de parvenir à une parité correspondant à des écarts de moins de 15 pour 100 du quotient provincial dans toutes les circonscriptions du Sud, tout en tenant compte d’autres considérations pertinentes comme les caractéristiques différentes des intérêts urbains et ruraux.  Dans d’autres provinces, on peut faire une pondération différente.  Selon les caractéristiques propres à chaque province, des facteurs non-démographiques peuvent exiger un écart plus ou moins important.  Par exemple, un écart de 25 pour 100 a été jugé nécessaire et acceptable en Colombie-Britannique alors que la loi manitobaine a limité l’écart à 10 pour 100. »

Rappelons d’abord qu’il s’agit de motifs dissidents. Le juge Cory était d’avis que l’égalité de force électorale faisait partie du droit constitutionnel de vote et que, en l’espèce, la restriction de ce droit n’était pas proportionnellement justifiée en vertu de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés. Les juges majoritaires furent plutôt (funestement) d’avis que l’égalité de force électorale ne faisait pas du tout partie du droit constitutionnel de vote.

Le plafond de principe de 25% dans les écarts relatifs de force électorale vient plutôt, au Québec, de  l’article 16 de la LE, dont voici le texte: « Chaque circonscription doit être délimitée de façon que, d’après la liste électorale permanente, le nombre d’électeurs dans une circonscription ne soit ni supérieur ni inférieur de plus de 25% au quotient obtenu par la division du nombre total d’électeurs par le nombre de circonscriptions. »

Le journaliste de La Presse affirme que « [s]elon ce critère [de 25% qu’il croit provenir de la jurisprudence], huit circonscriptions rurales devraient aujourd’hui être modifiées ou abolies. Et avec le temps, il y en aura de plus en plus à éliminer en région. Or, ces députés ruraux doivent déjà représenter un territoire immense – la circonscription d’Ungava est plus grande que la France ! » Il ignore donc tout de la LE, et de la distinction que fait celle-ci entre les circonscriptions normales et les circonscriptions d’exception. En effet, il vaut ici de reproduire le texte de l’article 17 de la LE: « La Commission de la représentation peut exceptionnellement s’écarter de la règle visée à l’article 16 si elle estime que son application ne permet pas d’atteindre adéquatement le but du présent chapitre. Cette décision est motivée par écrit dans chaque cas. Malgré l’article 16, les Îles-de-la-Madeleine décrites à l’annexe I constituent une circonscription.« 

Cette notion d’exception est conforme, non seulement au droit constitutionnel de vote en droit positif canadien, mais aussi aux standards mondiaux du droit électoral. Comme Léonid Sirota et moi l’avions pourtant expliqué dans le texte que nous avons fait paraître dans ce même quotidien: « Une commission mondiale d’experts, la Commission de Venise, indique qu’idéalement les écarts de force ne devraient pas dépasser les 10 %, et que jamais ils ne devraient dépasser les 15 %, sauf circonstances exceptionnelles, telle la présence d’une minorité nationale« . Est-il vraiment nécessaire, par exemple, de rappeler ce qui fait de la circonscription d’Ungava une circonscription d’exception?

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